XV, Espace d’art contemporain HEC
ENTRETIEN PAR LAURENT LEFÈVRE, 2014
En résidence sur le campus, comment avez-vous approché le contexte HEC ?
Laurence De Leersnyder: J’ai exploré le campus d’une manière paysagère. Le site abrite un très grand parc dans la tradition des parcs à fabriques. En contrebas, on trouve un château, un lac et une grotte artificielle datant du milieu du XVIIIe. Je suis d’emblée allée vers cette grotte et j’ai choisi d’investir cette particularité des lieux. D’une manière générale, j’ai plaisir à travailler à l’extérieur et dans la nature. Même si ce n’est jamais évident de se confronter à un paysage.
Avez-vous eu des interactions avec le personnel HEC ?
Au début assez peu. Puis rapidement, quand j’ai commencé à produire, j’ai été amenée à rencontrer les gens qui travaillent sur le campus. Notamment les personnes qui s’occupent de la maintenance du site. Les espaces verts et les ateliers (serrurerie, menuiserie) sont vite devenus des interlocuteurs incontournables.
Qu’implique le fait de travailler sur place ?
Lorsque je travaille sur place, je déjeune au restaurant du personnel. Ce type de lieu favorise les moments d’échanges, même brefs. Ces occasions permettent de créer du lien. Néanmoins, cela prend du temps pour être identifiée et soi-même pouvoir identifier tout le monde. J’ai aussi rencontré les gens au fur et à mesure que j’avançais dans mes projets. Pour ma pièce pérenne, par exemple, j’ai sollicité la direction des relations entreprises afin de trouver des partenariats, en l’occurrence avec Lafarge.
Quelles relations avez-vous eues avec les élèves ?
J’ai d’abord vécu sur le campus à la fin de l’année scolaire, ce qui ne m’a pas permis d’en rencontrer beaucoup. Quand je suis revenue en septembre 2013, l’ambiance était totalement différente. Les étudiants avaient réinvesti le campus. Lorsque j’ai fait des repérages derrière le bâtiment des études pour mon second projet, j’ai eu l’occasion d’échanger avec quelques-uns. Ils étaient intrigués de me voir, depuis leur salle de cours, arpenter le terrain dans un sens puis dans l’autre. Sans connaissance préalable du projet, mes gestes pouvaient paraître absurdes. Surtout quand j’ai commencé à tester le travail de la terre. Je rentrais dans un coffrage pour piétiner la terre, puis je détruisais tout pour essayer une nouvelle méthode.
Comment avez-vous travaillé ?
Dès le départ j’ai proposé un projet de sculpture pérenne, parce que la volonté de montrer et de laisser des pièces sur le campus – à travers le parcours, un parc de sculptures – était présente. Cette création a demandé une année de préparation pour trouver un partenariat, finaliser le budget, obtenir les autorisations et travailler avec un ingénieur et une entreprise de BTP.
Quels sont les enjeux d’une telle création ?
Pour ce projet, qui est en cours de réalisation, j’ai cherché une idée qui préserverait ma pratique de sculpteur tout en allant vers une échelle plus monumentale, à l’image des espaces du campus : les bâtiments, les pelouses ou le parc présentent tous des dimensions imposantes. Pour y poser un objet sur le long terme, il fallait passer à cette échelle-là. En même temps, je voulais garder un geste, une démarche, qui soit celle du sculpteur, et non celle de l’architecte.
En quoi consistera ce projet ?
J’ai été inspirée par le mégalithique et ses pierres levées. Les menhirs sont une forme d’architecture primitive dont les enjeux rejoignent ceux qui animent ma recherche, autour du geste premier et des formes archaïques. Concrètement, le projet consiste à prendre une empreinte du terrain : je creuse, directement dans le sol, une tranchée, dans laquelle je viens couler du béton. J’obtiens ainsi une empreinte moulée « d’après nature » avec des teintes dues aux différentes qualités de terre et de sable. Ensuite, chaque moule est levé, à la manière des monolithes. C’est important de le faire in situ : le lever et le relever directement là où il a été coulé.
Quels effets comptez-vous obtenir ?
Il y aura une confrontation entre une face coffrée totalement lisse – qui appartient davantage à l’univers du béton, du préfabriqué et de l’architecture, rappelant un mur de bâtiment – et une face contre terre qui présentera un aspect rocheux avec des reliefs, des teintes. Je prévois de réaliser trois empreintes. Chacune mesure 5 mètres de haut sur 1,5 mètre de large et leur base de 90 cm se rétrécit en forme de triangle. Elles pèseront chacune entre 10 et 12 tonnes. Formant un trilithe – une association de trois monolithes –, elles seront placées à l’intérieur d’un cercle sur une pelouse derrière le bâtiment des études. En face d’un couloir qui dessert les salles de cours.
Envisagez-vous des détournements de votre travail ?
Je n’envisage pas réellement de détournement, mais j’aimerais que les étudiants puissent investir cette création comme un lieu. Je souhaite qu’ils s’approprient cet emplacement dessiné par ces trois sculptures, par exemple pour s’y réunir ou tout simplement déjeuner : un peu sur le modèle des cromlechs du mégalithique, dont on ne connaît pas précisément les usages ni les rituels qui s’y déroulaient. Même si ce n’est pas le seul enjeu de cette pièce, je souhaite que l’on puisse se projeter dans cette mythologie.
Ce projet marque-t-il une rupture par rapport à vos dernières créations ?
Il demande une logistique beaucoup plus importante que les pièces que je produis génèralement dans mon atelier. Sa réalisation exige une autre échelle de travail : plus architecturale. Et je n’avais jamais collaboré avec des intervenants extérieurs. C’est complètement nouveau, car, d’habitude, je fais tout moi-même.
Comment est né votre autre projet, celui sur la grotte intitulé L’Envers du vide, laissé par la pierre de l’entrée ?
À mon arrivée sur le campus, j’ai tout de suite été intriguée par cette grotte artificielle située en contrebas. Avec la cascade et le lac, elle complète cette fabrique de jardin construite autour du château dans la tradition des fabriques dites naturelles. Et finalement le projet des monolithes rejoint cette question d’une nature artificielle. J’ai eu envie de réaliser un moule de l’entrée de cette grotte. Une manière d’évoquer aussi les grottes maniéristes du XVIe figurant la nature sous ses formes les plus étranges, à travers le moulage « d’après nature » ou le « prélèvement in situ ». Bernard Palissy en était le maître incontesté. Il a fait des moules de serpents et de grenouilles qui sont très intrigants.
Qu’est-ce qui vous a intéressé ?
Cette grotte a été construite en pierres meulières déterrées sur le site. J’aime cette idée de prélever dans son environnement direct la matière d’une construction. On en retrouve aussi à de nombreux endroits sur le campus. Son évocation rentre donc en résonance avec le lieu. Techniquement, comme c’est une pierre poreuse et pleine d’anfractuosités, j’ai senti que son moulage donnerait des résultats intéressants. Au départ, j’étais poussée par l’envie de voir le négatif de la grotte : la possibilité d’imaginer son volume en creux. Très souvent, mon travail joue sur des phénomènes d’inversion : du plein et du vide, du dedans et de dehors. Dans cette création, plutôt que de voir l’extérieur d’une masse, on est confronté à l’intérieur d’un vide.
Quelles techniques avez-vous utilisées ?
Je suis partie d’une technique de moulage assez traditionnel, avec une empreinte en élastomère. J’ai appliqué cette matière, proche du silicone, sur la pierre de l’entrée. Ses plus petits reliefs, toutes les qualités et les teintes ocre de la roche, les moindres débris comme des racines décomposées et des lichens ont été pris au piège de cet élastomère. Ce fut assez étonnant de le découvrir au moment du démoulage. Dans l’empreinte, comme dans la photographie, le démoulage dévoile toujours quelque chose de la forme que l’on n’avait pas saisi auparavant. Le moule est en réalité une forme nouvelle.
Que faut-il faire ensuite ?
Une fois retirée, l’empreinte en élastomère est molle. Un peu comme une chaussette avant que l’on ne l’enfile. Une seconde étape consiste donc à badigeonner l’élastomère de résine pour former des coques rigides qui garderont la mémoire du volume de la grotte. L’élastomère est ensuite replacé à l’intérieur de ces coques. On obtient ainsi un intérieur et un extérieur, un devant et un dos. Ici, ces notions sont brouillées puisque le dedans est visible au même titre que le dehors. Les deux se mélangent et créent ce jeu de matière entre les deux faces, entre l’organique et le synthétique. J’ai traité les coques en résine comme l’arrière d’un décor de théâtre en choisissant de laisser bruts et visibles les tasseaux de bois qui viennent renforcer la structure pour la tenir debout.
Aviez-vous envisagé cette allusion au théâtre dès le départ ?
Cette intention était présente dès la genèse du projet. Dans cette sculpture, l’empreinte se joue de la notion de décor. Sa qualité de détail fait songer à s’y méprendre à de la roche, et l’on pense à une reconstitution, un ornement. On en revient aux réalisations maniéristes comme les fausses concrétions ou les fausses stalactites.
Comment découvrir ce projet ?
Composée de trois parties, cette pièce a été exposée dans le hall du bâtiment académique du MBA. Ce sont des sculptures imposantes de trois mètres de hauteur. Il fallait trouver un lieu qui puisse les accueillir. Le hall de ce bâtiment possède une hauteur importante et c’est un lieu de passage, ce qui convenait parfaitement. De plus l’architecture de cet édifice est intéressante. Ses murs sont bruts de béton, mais les aménagements intérieurs sont très chics. Cette dualité rappelle aussi celle des sculptures qui sont à la fois brutes et sophistiquées. J’ai envisagé ce lieu dès le départ et d’ailleurs j’ai teinté la résine en fonction de la nuance générale qui se dégage à l’extérieur du bâtiment et dans les aménagements. Je voulais que la teinte de la pièce résonne avec celle du lieu, entre le bronze et le bronze doré.
Quels retours avez-vous eus ?
Nous avons eu des réactions positives : les gens étaient contents de voir cette sculpture dans leur bâtiment. Nous avons eu aussi la question traditionnelle « Est-ce de l’art ? » ou plus fréquemment, dans le contexte international de HEC : “Is it art?”
Que deviendra votre création ?
Une des parties est aujourd’hui exposée à l’accueil du campus. Les visiteurs, les élèves et les professeurs peuvent la découvrir lorsqu’ils entrent par ce lieu de passage. Une autre partie est présentée dans l’Espace d’art contemporain.
Quelles réactions souhaitez-vous susciter ?
Cette sculpture joue de l’ambiguïté : beaucoup pensent qu’il s’agit d’un artefact, alors que c’est réellement une empreinte. J’aime cette ambivalence et la possibilité d’être confronté à quelque chose de très organique au hasard de la déambulation. Le fait de passer tous les jours devant peut subrepticement changer le quotidien de ceux qui fréquentent le bâtiment. Quand on l’enlèvera, j’aimerais que les gens se disent : « Tiens, c’est dommage : on aimait rencontrer cette sculpture chaque fois que l’on passait par ici ! ». Et la grotte du campus est finalement peu connue du personnel. C’est intéressant d’imaginer que le personnel puisse découvrir l’existence de cette grotte à travers son moule.
Est-ce important d’intervenir dans un lieu non dédié à l’art ?
Oui, cela m’intéresse. C’est là qu’il peut y avoir quelque chose de réussi, d’important qui se passe. Travailler dans ces lieux provoque ce type de confrontation. C’est toujours intéressant de sortir du white cube de la galerie parce que nous avons aussi, à travers nos études, formaté notre regard. Il faut, de temps en temps, le « dé-formater » ! Exposer dans ce bâtiment m’a permis de me confronter à de nouvelles problématiques. C’est un enjeu artistique de faire exister ce type de pièce dans ce lieu non dédié à l’art.
Que vous apportent les résidences artistiques ?
J’aime le principe des résidences : cela m’oblige à sortir de la pratique d’atelier. C’est l’invitation de l’Espace d’art contemporain HEC et la présence de ce parc à fabriques sur le campus qui m’ont amenée à ce projet là. Sans cette résidence, je n’aurais jamais fait ce type de moulage. Je n’en aurais même pas eu l’idée. Je ne me serais pas dit : il faut absolument que je trouve une grotte pour faire un moule ! Cela me donne envie d’explorer d’autres fabriques : cela pourrait m’intéresser d’avoir plusieurs entrées de grotte…