L’idée est une esquisse par essence
Johana Carrier, 2015
L’exposition Grey Matter[2] réunit deux artistes aux univers très différents, Laurence De Leersnyder et Sebastian Gögel. La Française présente un ensemble de sculptures en plâtre blanc tandis que l’Allemand propose une galerie de portraits au graphite sur papier. Ces œuvres révèlent un certain classicisme chez ces deux jeunes artistes nés respectivement en 1979 et 1978, dans la référence à la sculpture classique chez l’une et l’utilisation de la ligne et, surtout, de l’arabesque et des volutes chez l’autre.
Pour réaliser ses sculptures, Laurence De Leersnyder manipule, éprouve et teste ses matériaux afin de mettre en place des gestes et des formes qu’elle va recréer ensuite dans une conceptualisation précise et une grande maîtrise. Chaque pièce et sa présentation sont pensées et ses expositions sont épurées, réduites à l’essentiel, au geste juste. De son côté, l’œuvre de Sebastian Gögel est foisonnante, débordante, régit par l’intuition, ses expositions sont proches de l’œuvre d’art totale, il est dans le faire permanent, dans l’immédiateté du geste. Ses dessins, ses peintures et ses sculptures côtoient aussi la réalisation de nombreux livres et une activité de tatoueur. Au-delà de ces dichotomies fondamentales dans la réalisation et la conception des œuvres tout comme dans leurs modes de monstration, De Leersnyder et Gögel sont rassemblés à la galerie Laurent Mueller autour de l’idée du processus de création. Si les pièces présentées sont achevées, elles manifestent l’expérimentation et le devenir et nous assistons là à l’œuvre en train de se faire.
Laurence De Leersnyder présente notamment des Fragments d’atelier, disposés sur une étagère moderniste en bois bakélisé. Il s’agit de petits objets grâce auxquels l’artiste s’essaye avec des matériaux, des formes et des gestes. Avant d’être présentés ainsi, elle les installent sur les étagères de son atelier où ils restent un certain temps à nourrir son regard. Il s’agit d’une sorte de répertoire, qui manifeste l’errance du regard, le recyclage des idées, des formes et des matériaux, et que De Leersnyder recontextualise plus tard, car ce temps de digestion donne lieu ensuite à la réalisation d’autres pièces. Donner à voir ces fragments, ces expérimentations, dans le contexte de la galerie les sacralise, fige une forme. Mais, au-delà de cet aspect, cela manifeste surtout l’envie de partager le processus, le cheminement qui donne lieu à l’œuvre en grandes dimensions. Afin de les rendre visible, de les faire sortir de l’intimité de l’atelier, de les partager comme on partagerait sa pensée ou l’acte créatif, l’artiste a opéré des choix, elle a ordonnés ses fragments, a décidé d’un mode de monstration. «Pour atteindre le seuil de la présentabilité, leur auteur les aura donc laissé quitter la sphère chaotique de l’intime pour leur donner un agencement destiné à les rendre intelligibles pour le spectateur[3].» Ces propos de Julie Enckell Julliard au sujet des carnets de recherche liés à l’inscription sur un support papier, qu’ils soient dessinés, collés, griffonnés, etc., s’applique particulièrement bien aux Fragments d’ateliers de Laurence De Leersnyder, qui opèrent exactement de la même manière.
Je l’avais contactée en 2013, alors que nous préparions le numéro spécial carnets de recherche de la revue Roven et, parmi une sélection d’images incluant des dessins, elle nous avait adressé des photographies des Fragments d’ateliers, accompagnées de ces quelques mots: «Une série de photos de fragments/formes/matières/gestes qui sont à la fois le fruit des manipulations d’atelier, les restes de sculptures et le creuset de formes dans lequel je puise. Il s’agit pour moi d’un genre de carnet de recherche[4].» Dans les échanges qui ont suivi, nous sommes convenues que là résidaient son « vrai » carnet de recherche: ces volumes, matières et gestes[5]».
Ces objets sur étagère peuvent par ailleurs être rapprochés des Boîtes-en-valise auxquelles Marcel Duchamp travaille à partir de 1935 et qui rassemblent des reproductions de ses peintures – des photographies noir et blanc qu’il colorie lui-même, en faisant ainsi des originaux – et des répliques en miniatures de ses œuvres en volume, comme autant d’autoportraits de l’artiste et de son œuvre qu’il a lui-même imaginé. Ces Boîtes en valise deviennent des œuvres à part entière sous la forme d’un musée portatif qui rassemble originaux et répliques et se joue autant de la légitimité de l’œuvre d’art que des théories esthétiques. Si le résultat est finalement proche, le chemin de Laurence De Leersnyder est plutôt inverse, car ses Fragments d’ateliers constituent un avant miniature d’œuvres qui prennent forme dans un second temps. Il n’en demeure pas moins que se trouvent condensés sur son étagère l’essence de son travail et de ses pièces, les formes, les matériaux et la manipulation qui forment sa pratique. On touche ici au processus même de réalisation des sculptures, avec l’idée que celui-ci est peut-être – certainement – plus important que la forme finale. Et c’est en cela que ces œuvres vont au-delà de la recherche qu’elles rendent palpable et que De Leersnyder se rapproche de Duchamp. Il serait réducteur en effet de cantonner les Fragments d’atelier à ce simple caractère d’accès à la pensée et aux expérimentations car ils s’émancipent de la phase préparatoire et acquièrent leur autonomie, leur existence propre.
Quant aux portraits de Sebastian Gögel, voilà ce qu’en dit Claire Taillandier: «[L’]aspect dramatique se retrouve pleinement dans la série de portraits [qu’il a] récemment dessinés […]. Les figures y sont représentées de face, plein cadre, sans échappatoire ni décor annexe. Si Méduse a quitté la scène, ses volutes et son exubérance transparaissent dans ces visages chargés de motifs au bord de l’abstraction. Construits selon une symétrie quasi parfaite, leur exubérance frôle la monstruosité. Leur regard blanc nous transperce, et leur rictus nous glace le sang[6].» Les figures masculines dessinées sont monstrueuses, grimaçantes, se moquent-elles d’un autre personnage en hors-champ, leur bouche se tord-elle de douleur ou révèle-t-elle des projets démoniaques? Si elles gardent leur mystère, les dessins révèlent, eux, le processus de leur propre construction. En effet, chaque coup de crayon reste visible et le repentir devient un élément fondateur des œuvres: Gögel revient sans cesse sur ses lignes, qu’il gomme parfois – mais qui restent visibles –, laissées apparentes à d’autres endroits. Il se sert de ces traces résiduelles comme des éléments du dessin, qui peuvent donner lieu à d’autres formes et devenir le support de nouvelles lignes, traits et aplats, voire même d’éléments figuratifs et de sa signature.
Le dessin est réputé pour être la manifestation la plus immédiate de la pensée à l’œuvre, à travers la main. Sebastian Gögel dit d’ailleurs: «Dessiner c’est penser et prendre conscience de quelque chose[7].» C’est ici l’immédiateté du lien entre l’émergence d’une pensée et son exécution à la main qui se fait sentir par ces lignes très nerveuses, à la fois spontanées et précises. Les visages prennent forme grâce à l’accumulation de signes abstraits, composés de nombreuses volutes et arabesques. Ces formes courbes induisent le mouvement et donc la vie. Elles confèrent à la ligne une autre dimension que celle de la pure description, «traduisant le jeu combinatoire de la fantaisie et de l’imagination créatrice, dans la nature comme dans l’art[8]». Cette conception de l’arabesque, mise en valeur ici par Julie Ramos, remonte au début du XIXe siècle, et celle-ci cite l’écrivain romantique Friedrich Schlegel lorsqu’il affirme « tirer des arabesques ‹une leçon de désorganisation, ou apprendre comment construire la confusion avec méthode et symétrie[9]›». Sans craindre l’anachronisme, on pourrait dire de même des arabesques de Sebastian Gögel qui structurent le dessin tout en multipliant les signes. Cela mène à une grande profusion des lignes et des formes générant une impression de désorganisation. Mais il ne s’agit bien sûr que d’une impression, car, chez Gögel, l’ordre naît d’un désordre apparent, d’un chaos qui n’est que simulé.
Les volutes et les arabesques sont par ailleurs des signes au fort potentiel narratif. Elles racontent l’histoire d’une ligne ductile, courbe, enroulée sur elle-même, répétée, interrompue, reprise et cadencée, rappelant Paul Klee et sa conception de la ligne qui, à condition qu’elle se développe avec liberté, acquiert une mobilité. La ligne de Gögel est gestualité, elle manifeste l’inscription du corps sur le support, le rythme de la main qui guide le crayon sur le papier. Son caractère abstrait est ici mis au service de l’art du portrait et donc d’un certain réalisme et de la figuration. Cette dualité – très présente, même de manière littérale, chez Gögel, il suffit de regarder ces dessins réalisés des deux côtés de la feuille, cette sculpture de Janus – résume bien l’essence de son travail qui oscille entre abstraction, plaisir de la forme et figuration.
Ces œuvres, aussi bien celles de De Leersnyder et de Gögel, qui mettent en valeur leur processus de réalisation, leur origine et leur devenir manifestent aussi la complexité du monde. Les expérimentations tout comme les hésitations, les changements de direction et les tâtonnements, les choix et les prises de décisions, pour ne pas dire prises de risques, qui font la réalité et, surtout, qui nourrissent la vie. Si l’exposition Grey Matter interroge le statut d’œuvre achevée, plutôt que d’apporter une réponse qui serait superflue, elle propose de suivre la main de l’artiste manifestant l’idée, «une esquisse par essence[10]».
Johana Carrier est commissaire d’exposition et critique. Elle a co-fondé la Revue ROVEN.
- Zdenek Felix, «Skizzierung eines Gedenkenganges», dans «Zur Ausstellung», «Konzept» – Kunst, cat. exp. [Kunstmuseum, Bâle, 18 mars – 23 avril 1972], Bâle, Kunstmuseum, 1972, n. p.
- Grey Matter est le terme anglais qui signifie matière grise, foyer de l’intelligence et des idées.
- Julie Enckell Julliard, «Le temps de l’idée», Roven n° 9, printemps-été 2013, p.13.
- Laurence De Leersnyder dans un E-mail adressé à l’auteure en date du 13 février 2013.
- Laurence De Leersnyder dans un E-mail adressé à l’auteure en date du 20 février 2013.
- Claire Taillandier, «Sebastian Gögel. De la réalité des fantômes», Roven n° 11, 2015, p.113
- Sebastian Gögel dans un entretien avec Mathieu Lelièvre paru dans le catalogue Medusa in Paris, Paris, Galerie Laurent Mueller, 2011, n. p.
- Julie Ramos, «Irruption des fantômes, interruption du cours des choses», Rainier Lericolais, Paris, Roven éditions et Chamarande, Domaine de Chamarande, 2011, p.58.
- Ibid.
- Zdenek Felix, op. cit.