Les enfants de ce siècle
Céline Leturcq, 2012
«Tout ce qui était solide, bien établi, se volatilise.»
Karl Marx (le manifeste communiste), 1848
Laurence De Leersnyder est une jeune artiste dont vous trouverez ici quelques fragments, échappés de ces récits qu’elle aime inventer, à propos des matériaux avec lesquels elle choisit de travailler dès ses débuts: des matières ductiles dont la malléabilité permet toutes sortes d’expériences spatiotemporelles. Nous entrons dans la quatrième dimension. L’artiste cherche autant à dissimuler son intervention qu’à nous donner à voir du visible. Comment est-ce possible? Il s’agit de déplacer le regard d’une forme finie à la manière dont la finitude advient. Les œuvres exposées, sculptures sur socle ou dessins sur plastiques transparents sont en définitive des utopies, symbiose de temps et d’espace, entre le moment où l’artiste décide de telle manipulation et celui où la matière prend forme parce qu’elle coule, s’entasse et va figer le geste. Nous n’en sommes pas à poser la question de leur dégradation et de notre interaction possible, comme pour ces œuvres conçues en vue de leur disparition.
C’en n’est nullement le cas, «Lasciate ogne speranza, voi ch’intrate» (Laissez toute espérance, vous qui entrez), «Nel mezzo del cammin di nostra vita» (Au milieu du chemin de notre vie)[1].
Les œuvres exposées à la galerie sont très récentes, pas seulement parce qu’elles viennent d’être achevées mais dans le renouvellement d’un temps déjà lointain pour l’artiste. Malgré le fait qu’elle ait expérimenté un processus de longue date, mais en format plus petit, nous avons l’impression de la voir renaître au travers. Car chez Laurence De Leersnyder, le processus correspond très exactement à la forme définitive des œuvres et n’existe pas comme une idée abstraite. C’est toujours un cas particulier : le moment précis où l’artiste arrête son action arrête également l’œuvre, aux contours expérimentés plus que maîtrisés.
Ne nous méprenons pas.
Une réelle ubiquité s’accomplit sous nos yeux, de ces «pains de sucre» enrobés de terre à la démarche qui, pas à pas, leur auront permis d’advenir. Comment expliquer que les œuvres de l’artiste paraissent presque saper notre regard et le lieu qui les a engendrées, celui où elle travaille au jour le jour mais qui ne serait ni complètement l’atelier, ni tout à fait le matériau encore moins le réel mais bien peut-être une histoire, entre elle et son œuvre. L’histoire d’une fabrication qui est aussi annulation. Un déplacement, d’une île à une autre. En quelque sorte, bien qu’elles soient face à nous, ces œuvres expriment un sombre désir, celui de ne pas être complètement là, à lever le doigt dans une évidence sincère pour qui s’écrierait «ici présentes»! Une part d’elles-mêmes et de l’artiste, est peut-être restée à l’atelier ou enfouie sous terre qui sait… Ce qui n’enlève rien à la beauté élémentaire de leur apparition.
Car de prime abord ce sont des sculptures posées sur socle –qui leur a servi de coffrage, ou des objets sur étagères, avec leurs références «antiform» et «process art»… en un clin d’œil une belle grimace nous souffle au-dehors. Dans un dépaysement, loin d’être ce paysage de monts terreux et pointus aux connotations exotiques, tels ces reliefs d’Asie du Sud-Est qui surgissent de la mer et autour desquels les touristes visitent et s’embarquent, encore moins d’objets fétiches de forme phallique. Et pourtant et pourtant, les œuvres proposées là sont le fruit d’une action irréversible et inversée, ce que Laurence De Leersnyder a l’habitude de pratiquer depuis toujours : tel un passage à l’acte, pour tenter d’approcher les aspects les plus intangibles du visible. Nous frôlons des zones à risque… Comme d’entasser de la terre ou de rassembler la poussière, ce qui équivaut pour nous spectateurs à rendre observable les creux et les contours d’un corps avant qu’il ne se fige dans une forme. Son corps est invention, il témoigne de la décision d’agir. Il n’est pas trop présent, par exemple, nous n’en voyons pas les traces directes comme le seraient des empreintes de doigt. Corps d’invention comme l’on dirait corpus d’œuvres. Les monticules sur socle sont le fruit d’une mise en boîte de terreau que Laurence De Leersnyder essaye d’extraire de ses propres mains avant d’y couler du béton. Ainsi, d’un coffrage simple, simple «enterrement», naissent des formes suggestives et la richesse de significations juchées sur socle. Est-ce donc la présence de ce piédestal qui confère à ces «carottes» une primauté, celle du contraste entre leur fabrication et l’utilisation des matériaux non transformés (terre-plâtre-béton-bois)?
Allons plus loin : ces espaces-là, qu’ils soient sculpturaux ou graphiques, ne stimulent pas seulement le récit de l’art moderne et la réduction des œuvres à des jeux de matière. Ils incluent des îlots imaginaires. La définition selon laquelle l’œuvre d’art nous invite à une nouvelle transcription de l’espace et réinvente notre rapport quotidien à l’espace-temps rend justice à l’artiste, grâce à des flux tendus, que nous ressentons, entre le temps du geste et la forme inversée qu’il provoque. Comme si le temps était devenu espace.
Question d’identité aussi. D’aller chercher son pays au paysage de bon aloi, à bon escient, dans la prescience télépathique d’un monde enfoui.
«Je préfère me poser devant un point d’interrogation que devant le grammatical», disait Daniel Pommereulle.
Le grammatical de Laurence serait les « miniatures » qui jonchent les étagères de son atelier, moulages au plâtre de morceaux d’objets et de bouts d’endroits, architectures visibles – d’habitude l’architecture est faite pour une expérience d’englobement, ici elle devient sensation, fragments. Et le point d’interrogation, ce «dérèglement de tous les sens» apporté par l’artiste: détruire par un geste ce qui construit de l’autre, dans cette scission de la pensée, de l’outillage au collage, ou comment exister par biais interposés. Comme si Laurence De Leersnyder cherchait avant tout à rattraper des morceaux de temps oubliés, à les «restaurer», nous les «publier», eux qui n’ont plus le temps d’être éludés par le regard.
Ainsi son travail s’il est insulaire ne s’isole pas pour autant.
Merci à l’artiste de parvenir grâce à une arabesque temporelle, sur orbite, à ouvrir chaque point du temps à quelques anfractuosités, celle du moulage de la mousse de polyuréthane qui devient une vague de plâtre, ou du désir de ne rien laisser paraître de la complexité d’un tel maniement.
Céline Leturcq
[1] Dante, La Divine Comédie, Chant III, L’Enfer, et Chant 1.