SOL, MÉMOIRE, EMPREINTE
SALLY BONN, 2016
C’est par ces trois mots, parmi d’autres qu’elle a utilisés, que Laurence De Leersnyder m’a parlé de son travail un matin de novembre. J’avais pris le train depuis Paris, changé à Lille, puis étais descendue à Valenciennes où elle m’attendait pour me conduire à L’H du Siège. J’avais traversé ces paysages du Nord sous un ciel étonnamment bleu et vif, entendu cette tonalité un peu plus basse et descendante des voix, puis marché, avec elle, dans les rues aux immeubles de brique rouge d’une ville que je pensais plus petite.
Arrivées rue de l’Hôpital de Siège, la cour traversée, elle m’a conduite dans l’atelier où son travail était installé au sol, au mur et sur des tables, à mi-chemin entre le désordre du travail en cours et la mise en forme de l’exposition. Cette indistinction m’a parue significative et signifiante. Instantané matinal qui dès le lendemain aura été modifié selon une autre configuration, plus propre au travail en train de se faire, au geste en train de s’effectuer, à la salissure, au frottement, à la coulure, à la poussière, à la manière dont le corps occupe l’espace et s’y déplace, dont il détermine le geste, dont les mains transforment la matière.
Ce que j’ai alors sous les yeux dans cet atelier largement éclairé se décline en noir et blanc : une vaste coulure de plâtre s’étend sur une bâche, au sol ; des plateaux en bois posés sur des pieds de tabourets métalliques sur lesquels se trouvent des petites formes noires en dessous et blanches au dessus – ce sont, je l’apprends, des boulets de charbon recouverts de plâtre – ou, sur un autre, des moulages rectangulaires de chaque face d’une briquette de charbon ; au sol toujours, mais contre les murs, des plaques comme des flaques de plâtre durci, maculées de traces de charbon, des boulets pris dans des moules en lignes, en carrés, en rectangles, des plaques de plâtre armé de filasse pliées en deux et posées au sol ; sur un autre mur, des plaques brisées portant la trace d’un geste, le grattage d’une surface. Accrochés au mur, des moules blancs dont il reste l’empreinte noire des boulets de charbon, ou une grande feuille de papier qui se déroule verticalement au dos de laquelle, si on la retourne, le charbon a pris l’empreinte du sol.
Sur une table, je vois un ensemble agencé, rangé, classé en ordre : des morceaux de minerai de charbon, dont un morceau, très dur que je prends entre mes doigts qui se couvrent d’une fine couche de poussière noire ; des boulets de charbon, cette petite forme presque ovale, fabriquée en série ; une bâche plastique pliée ; des petits monticules de papier grattés ; des pierres plates, ramassées ; des moules cassés dont les morceaux sont posés sur une feuille blanche ; des petits tas de poussière noire.
Tout un répertoire de formes. Une poétique de la matière.
On ne sait, à voir cet ensemble, s’il s’agit d’essais ou de volumes définitifs. Et cela importe peu. Le travail de sculpture de Laurence De Leersnyder se tient là, entre l’exploration d’un geste, d’un processus et son élaboration comme formalisation. Mais rien n’est jamais figé. Tout est toujours en devenir. Car c’est le propre de ses matériaux, du plâtre notamment qu’elle utilise fréquemment dans son œuvre, de continuer à vivre au cours du travail. Il lui arrive d’exposer des fragments d’atelier : des choses en cours, des tentatives. Elle travaille selon des procédures quasi scientifiques, une recherche faite d’expérimentations et de hasards qui sont ensuite retravaillés pour produire une forme qui n’est pas pour autant immuable. Elle modèle l’inattendu.
Alors, elle me parle de la provenance de toutes ces pièces, et de son processus de travail.
Elle me raconte la ville, le territoire, les trajets en bus à travers le paysage, les terrils, les corons, les gens qu’elle a rencontrés, ce qui appartient tout autant au mythe qu’à la réalité d’une région éprouvée par la mine. C’est le 21 décembre 1990, que les Houillères du Bassin du Nord et du Pas-de-Calais ferment leur dernier puits d’extraction du charbon, mettant ainsi fin à une histoire commencée à Anzin en 1720, longue de près de trois siècles.
Une histoire de travail, de vie, d’épreuves.
Une histoire de territoire et de terre aussi. C’est à la fin du Stéphanien, daté entre -307 et -299 millions d’années que le bassin houiller commence sa formation avec des sédiments fluvio-lacustres. Il reste des lieux à visiter, des paysages marqués, des individus pris entre la fierté du passé et l’absence d’avenir.
Le travail de Laurence De Leersnyder prend en compte tout cela : le sol, la mémoire, l’empreinte. Elle commence par visiter, comprendre, récolter à la fois des histoires de vie, des images qui se métamorphosent en gestes, de la matière concrète. Elle ramasse. Elle ramène. Et l’atelier devient le lieu de la mise en œuvre de toute cette matière qu’elle modifie et manipule.
Le sol, donc.
Qu’elle explore, qu’elle fouille. L’artiste se fait sa propre archéologie, mêlant ces morceaux de charbon qui ne sont plus produits sur place, mais importés (d’Allemagne ou de Russie) et achetés aux pierres qu’elle ramasse sur des terrils aujourd’hui recouverts de végétation. À cela s’ajoute le sol de l’atelier qui devient un motif de sa production, par frottage, par grattage, par transfert.
La mémoire, ensuite.
Celle de la longue histoire du temps géologique. Celle de la grande histoire du travail et des guerres, et celle de la petite histoire des individus. Tout cela qu’elle fait remonter à la surface des choses dans des tentatives qui s’accumulent comme s’accumulent les couches temporelles et historiques sur le territoire du bassin minier. La répétition des motifs provient par exemple des alignements de maisons ouvrières, la grille qu’elle reproduit. Le boulet, lui, est associé à une madeleine, sa forme concrète et sa structure – il se prend dans la main, bombé dessus et dessous, légèrement ovale – mais aussi dans sa forme symbolique, c’est un objet de souvenir qui renvoie à un autre temps. Et on n’est pas loin de la cuisine ou plutôt la pâtisserie. Son geste se situe entre l’expérimentation intuitive et la précision technique des moulages et réactions chimiques.
L’empreinte, enfin.
Sa pratique de sculpteur relève bien de ce procédé de prélèvement direct de la réalité, mais au sens où un enquêteur relève des empreintes. Il y a une énigme sous-jacente, une histoire à reconstituer. Elle remonte ainsi le temps par son geste, rendant une origine ou une authenticité à cette sérialité de la fabrication du charbon. La sérialité est ici détournée. Les formes rendues à leur unicité, et présentes par leur absence, laissent leur trace sur les bâches de plastique étalées au sol. Elles ponctuent cette surface translucide de petites touches en suspension. C’est une double histoire de travail dans la reproduction des gestes : l’empreinte du réel environnant et celle de toute l’activité de l’artiste.
Sa démarche creuse constamment cet écart dialectique que signalait Georges Didi-Huberman dans son ouvrage sur l’empreinte intitulé La ressemblance par contact, entre la décision et le hasard, le même et l’altéré, et qui se situe au-delà, dans le processus même de l’empreinte qui est contact et/ou perte de l’origine. L’empreinte est une procédure concrète et théorique. La conjonction importe. Il s’agit d’articuler les pièces, les étapes, et la recherche. D’élaborer une syntaxe, un vocabulaire. L’exposition qui résulte de ce travail d’atelier est l’occasion de construire des phrases, d’écrire un texte de pierres, de traces et de poussières.
Son approche est heuristique.
Laurence De Leersnyder résout une des problématiques de l’art depuis les années soixante : celle de la distinction entre le lieu de production et le lieu d’exposition. Un fil est tendu par son déplacement entre l’atelier et le dehors. Son corps est le vecteur et l’outil.
Le lien qui se fait entre son travail et le lieu où elle se trouve aurait pu être factice ou forcé. Il est particulièrement juste. Juste et pertinent ce processus qui s’imprègne de l’espace et du temps pour construire sa recherche et réaliser des pièces toujours en vie.
Il y a quelque chose d’à la fois archaïque et anachronique dans cette « manière » de faire. Mais en même temps, la volonté d’être au plus près du monde qui se donne à voir et à embrasser. Le geste de l’artiste est celui qui vient s’insinuer dans les interstices du réel et y mettre tout son corps, à la recherche d’une vérité de la perception que ne donne que le contact physique des choses, auquel se mêle le temps. Elle nous parle de ce qui reste et continue.
Sally Bonn est docteur en esthétique et philosophe. Elle est auteure de textes critiques et co-fondatrice du Bureau des Activités Littéraires et de la Revue N/Z.